Huda Baroudi et Maria Hibri, du beau et du baume au cœur

Huda Baroudi Maria Hibri Bokja

OLJ / Par Gilles Khoury, le 30 décembre 2022 à 00h00

À travers leur installation « Let’s Talk About the Weather » qu’accueillait la Dubai Design Week en novembre et qui se déplace au Qatar, les co-fondatrices de Bokja invitent le public à entrer dans leur « Ring of Life » pour y épingler, sur de petits bouts de tissus, toute leur colère…

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En collaboration avec le designer Karim Chaaya, le tandem Bokja exécute « The Ring of Life », un ring de boxe de 6 x 6 mètres. Photo Bokja Design

Huda Baroudi et Maria Hibri ne sont pas créatrices, non, et même les classer au rayon de « designers » serait réducteur. Alors comment les décrire, ces deux faces de la médaille Bokja, ces deux femmes de goût et de gouaille qui se sont sans cesse taillé une place à part dans le paysage du design ? Peut-être sont-elles les sentinelles d’histoires oubliées qu’elles racontent avec un langage visuel dont elles seules ont le secret ; en les déployant à la faveur de ces tissus ancestraux, glanés au gré de leurs voyages, puis dont elles brodent ou caressent leurs meubles chinés et leurs lignes de vêtements. 

Peut-être sont-elles aussi des magiciennes dont le pouvoir réside dans cette façon de freiner le temps, de faire gagner la lenteur, de créer des carrefours où se rencontrent les mondes et les époques. Peut-être sont-elles les deux capitaines d’un paquebot abritant un écosystème d’artisans, 36 à ce jour, dans leur studio de Basta où elles secouent les spectres d’un savoir-faire évaporé. Peut-être sont-elles les porte-étendards des causes qui les remuent, refusant d’être les témoins passives de la folie de l’homme, faisant de chacun de leur objet un reflet, un marqueur de son temps. « Depuis le lancement de Bokja en 2000, nous avons cherché à donner sens à ce que nous faisons par-delà le beau stricto sensu, d’autant plus que nous sommes ancrées dans une ville chargée comme Beyrouth et qui nous pousse à nous engager et engager notre communauté. Bokja a toujours été notre voix », disent-elles de concert.

Bokja LOrient le Jour Article Gilles Khoury Dubai Design Week Ring of Life Installation
Bokja LOrient le Jour Article Gilles Khoury Dubai Design Week Ring of Life

Cartographier la colère

Invitées à participer à la Design Week de Dubaï au mois de novembre, Huda Baroudi et Maria Hibri se sont naturellement tournées vers la tradition Bokja, en se posant comme à chaque fois la question « Comment l’on se sent? » qui leur sert de boussole. La colère du monde ressurgissant sans cesse, les tirant par la manche, les cofondatrices de Bokja décident d’aller déchiffrer les sources de ce symptôme de l’époque qui est donc la colère, en prêtant cette fois leur voix à celle du public. Voilà comment est née l’installation Let’s Talk About the Weather, clin d’œil un rien railleur à cette expression qui évoque le déni, et cette faculté que nous avons à balayer d’un revers de la manche les choses qui comptent. En collaboration avec le designer Karim Chaaya, le tandem Bokja exécute The Ring of Life, un ring de boxe de 6 x 6 mètres dont le socle est enveloppé de chader, ce tissu de toile récupéré et généralement utilisé pour recouvrir les fruits et les légumes lors de longs trajets en camionnettes ; et dont le sac de boxe est constitué d’un assemblage de restes de soies et broderies, symptomatique du vocabulaire Bokja. « Semblable à une peau humaine, le chader agit comme une protection, mais aussi comme un enregistrement du temps qui passe », souligne Huda Baroudi. Activé à Dubaï, The Ring of Life invitait les passants de la Design Week à venir y déverser leurs colères personnelles en les inscrivant à la main sur des bouts de tissus épinglés le long du sac de boxe. 

Les passants de tous bords s’arrêtent, s’approchent, parfois ils mettent du temps à trouver les mots, puis, de minute en minute, les messages sur leurs petits bouts de tissus habillent le sac de boxe qui se transforme alors en une cartographie, un puzzle de la colère interplanétaire, Dubaï étant avant tout un croisement des mondes. « C’était fascinant de voir une file se former devant l’installation et, au fur et à mesure, de voir le sac de boxe gonfler, semblable à ces colères longtemps contenues mais qui ressortaient. On partait tard le soir et, au matin, l’installation avait grandi, nourrie par encore plus de petits bouts de tissus », raconte Maria Hibri.

6 000 messages

Au fil des heures puis des jours, ce sont des fragments émotionnels intimes qui se rencontrent sur ce Ring of Life comme se

forment des conversations entre des inconnus, des étrangers, pourtant tous liés par une rage silencieuse.

Ces mots laissés à la hâte ou écrits après un moment de réflexion finissent par constituer une toile informe où dialoguent les colères des uns et des autres. Huda Baroudi et Maria Hibri se souviennent de cette femme iranienne qui, dans sa langue natale, a laissé ce mot poignant :

« La vie normale me manque. » Elles sourient presque en évoquant ces Libanais dont elles pensaient qu’ils reviendraient tous sur le maudit 4 août 2020 mais qui, avec cette douce folie qui est la nôtre, ont toutefois cloué sur le sac de boxe les noms de Gebran Bassil, de Nabih Berry, ce ras-le-bol de l’électricité ou, cet homme qui a écrit : « Arrêtez de me demander de passer à autre chose. »

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Parmi les mots-défouloirs inscrits sur le sac de boxe, le 4 août 2020… Photo Bokja Design

Entre ceux/celles qui ont tenu à exprimer leur colère envers un patron, un prof d’école, envers le patriarcat, entre ceux/celles qui se sont récriés contre le manque d’intérêt envers l’environnement, la maltraitance des animaux ou les guerres à répétitions, « The Ring of Life, en plus d’être une sorte de patchwork de nos colères, a constitué une base de données importantes et sous-estimées, qui d’une certaine manière nous permettent de comprendre mieux les maux de notre époque », comme le souligne Maria Hibri.

« Le contenu émotionnel de ces messages, après ce passage à Dubaï, s’est retrouvé entre nos mains, un peu comme une responsabilité. En rentrant à Beyrouth, on s’est dit qu’on ne pouvait pas simplement les jeter, et c’est ainsi qu’on a décidé d’en faire quelque chose. On y réfléchit en ce moment », dit Huda Baroudi. Entre-temps, l’installation

Let’s Talk About the Weather voyagera au Qatar où, dénudée, elle trouvera de nouvelles peaux et une seconde vie, avec, encore une fois, l’énergie de ces peut-être magiciennes que sont Huda Baroudi et Maria Hibri

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